Grandir avec un parent narcissique

L’amour de l’image de soi sur un continuum : de la défaillance à l’excès

Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles l’amour de soi et la mise en avant de ses qualités sont souvent perçus comme de l’arrogance. Le terme de narcissisme est devenu dans le langage courant une façon de désigner une tendance à être excessivement centré sur soi, à s’admirer, à être égoïste et à se trouver important et meilleur que les autres. C’est en effet ce que l’on peut observer lorsque le narcissisme se déploie dans la violence, l’écrasement d’autrui, les humiliations et la manipulation… les conséquences sur l’entourage sont alors dévastatrices.

Pourtant, il y a aussi le “bon narcissisme”, qui permet au contraire d’avoir une perception juste de soi-même : de reconnaître sa valeur tout autant que ses limites d’une façon équilibrée, sans notion d’évaluation ou de comparaison avec quelqu’un d’autre.

Craig Malkin va un peu plus loin et comprend le narcissisme comme le besoin de se sentir spécial. Ce besoin n’est pas réservé aux “pervers narcissiques” : en effet des études montrent que la plupart des humains pensent qu’ils sont meilleurs que le reste du monde. Le “bon narcissisme” est un socle sur lequel se fonde la confiance en soi, en ses capacités et aussi en l’avenir. A l’opposé, l’absence ou la grande faiblesse du narcissisme, rapporté ici au fait de ne jamais se sentir “spécial” se retrouve chez les personnes qui souffrent de dépression ou d’anxiété : “Ce n’est pas que leur vision du monde est fausse ; bien souvent elle est plus fidèle à la réalité que ceux qui ont une haute opinion d’eux-mêmes. Mais ils sacrifient leur bonheur pour ce réalisme” écrit Malkin.

Il n’y a donc rien de pathologique à se sentir un peu meilleur que les autres, il s’agit même d’un trait communément partagé dans la population générale. Le problème est uniquement lié au degré auquel un individu se sent spécial.

Ainsi, plutôt que de considérer le narcissisme en termes de “tout ou rien”, nous allons plutôt l’envisager sur un continuum :


Le spectre du narcissisme selon le Dr Craig Malkin :

0        1         2         3         4         5         6         7         8         9         10

absence                                modération                            addiction

0 – Absence : le déficit de narcissisme & la peur d’être spécial

“Je ne suis pas sûr de savoir ce que je veux dans mes relations”
“Lorsqu’on me demande mon avis, je suis souvent perdu”

  • Faible estime de soi
  • Se soumet aux envies et besoins de son partenaire
  • Ne se sent pas mériter quoique ce soit
  • A du mal à donner et à recevoir du soutien affectif
  • Est pessimiste
  • Est modeste
  • Est anxieux, déprimé et émotionnellement fragile

5 – Modération : juste la bonne dose de narcissisme

“J’aime voir les choses en grand, mais pas aux dépens de mes relations”
“Je peux me ressaisir quand on me dit que je prends la grosse tête”

  • Est calme, optimiste et gai
  • Bonne estime de soi
  • Doué pour donner et recevoir du soutien émotionnel
  • Se donne des buts dans l’existence
  • Est capable de se contrôler
  • Fait confiance, aime ses proches et se sent à l’aise avec l’intimité émotionnelle
  • A conscience de ce qu’il vaut et mérite

10 – Addiction : le narcissisme extrême & la dépendance au sentiment d’être spécial

“Je suis convaincu-e d’être meilleur-e que les autres”
“Je ne suis jamais satisfait-e tant que je n’obtiens pas tout ce que je mérite”

  • Estime de soi fluctuante
  • A du mal à donner et à recevoir du soutien affectif
  • Est dépendant, manipulateur et en recherche d’approbation
  • Se considère meilleur que son partenaire (et de presque tout le monde)
  • Se dispute, ne coopère pas, est très égoïste
  • Semble ne ressentir aucune émotion (à part la colère)
  • Est presque toujours en conflit au travail

C’est de ce narcissisme extrême, correspondant au Trouble de la personnalité narcissique, dont il sera question dans le développement suivant.

Pour aller plus loin, lire Rethinking Narcissism du Dr Craig Malkin (en Anglais).


Les profondes blessures sous-jacentes à la formation de la personnalité narcissique

La nature des premières interactions entre le parent et son enfant sont cruciales et deviendront par la suite une sorte de « scénario » à travers lequel l’enfant, puis l’adulte, continuera de percevoir le monde. Par exemple, dans la situation idéale ou le parent aime profondément son bébé et s’en occupe de façon continue et adéquate, le tout petit fait l’expérience de se sentir aimé et la plupart du temps, cela devient une partie de son identité. Cela s’étend à sa perception du monde, à travers une vision optimiste de l’avenir, l’idée que tout ira bien, malgré les difficultés de l’existence.

En revanche, lorsque les premières expériences de l’enfant sont marquées par la haine, celui-ci fait l’expérience de se sentir haï… En grandissant l’individu se sentira haï dès qu’il percevra la moindre insatisfaction de son interlocuteur. C’est comme rester coincé dans un film, toujours le même, dans lequel la relation initiale est éternellement rejouée.

A l’origine de la formation de la personnalité narcissique on trouve deux profondes blessures au cœur des interactions entre une figure d’attachement principale (pour simplifier, nous parlerons ici de la mère) et son bébé : le sentiment de ne pas être regardé et l’insatisfaction des besoins exprimés.

Le bébé émet des signaux – des pleurs, des gazouillis, des sourires – activés par des besoins de contact, mais ceux-ci ne sont pas pris en compte par la mère*. Dans ce contexte, la mère n’est pas en mesure de refléter (mirroring) le monde interne du bébé avec justesse. De même, il n’y a pas suffisamment d’interactions « authentiques » permettant à l’enfant de développer un sentiment de sa propre authenticité. En conséquence, on trouve un profond sentiment de vide au cœur de la problématique narcissique, associé au sentiment d’être « faux ».

Les traits caractéristiques d’une personne narcissique

Puisqu’il n’y a pas eu assez d’amour au départ, et la profonde blessure de n’avoir pas eu le droit d’exprimer la peur, la tristesse, la solitude ou la honte, l’individu aura peur d’être rejeté lorsqu’il ressentira ces émotions. Plus il aura peur, plus il se protègera de la croyance qu’il est spécial.

Selon sa personnalité et les thématiques qui auront marqué son enfance, l’adulte narcissique se focalisera sur différents domaines : l’apparence physique, l’aisance financière, la puissance, le développement d’une carrière, le choix d’un métier qui permettra de recevoir l’attention et le mirroring qui a tant manqué… Le bien être général qui apparaît au premier abord cache en réalité une grande souffrance. Ainsi, plus la personne se montre grandiose et se sent supérieure au reste du monde, plus abyssal est le sentiment de vide qui sous-tend cet excès de narcissisme.

C’est le cas dans le Trouble de la personnalité narcissique, qui se caractérise par les éléments suivants :

  • Une exagération de sa propre importance (caractérisé par exemple par l’exagération d’une capacité ou d’un talent)
  • Une obsession de l’image de soi
  • Les motivations et les objectifs sont égoïstes et centrés sur soi
  • Les relations sont difficiles
  • La critique n’est pas supportable et entraîne des réactions très vives, parfois extrêmes
  • Se pense unique et spécial et ne souhaite fréquenter que des personnes spéciales
  • Besoin excessif d’être admiré
  • S’attend à recevoir un traitement particulier
  • Profite des autres pour satisfaire ses besoins personnels
  • N’a pas d’empathie, ne peut pas (ou ne veut pas) reconnaître et prendre en compte les sentiments des autres
  • Peut être envieux des autres et penser que les autres l’envient
  • Comportement arrogant et hautain

Des types de profils narcissiques

Outre le narcissique extraverti, aux traits marqués et assez facilement reconnaissable, il existe également d’autres types de narcissisme moins connus, tels que :

  • Le narcissique introverti : comme n’importe quel narcissique, ils se pense meilleur que les autres, mais il est tellement terrorisé par la critique qu’il panique au contact des autres et à l’idée d’être la cible de l’attention. Un observateur non averti pensera voir une fragilité et une hyper sensibilité alors qu’en réalité, il se pense supérieurement différent et injustement méconnu pour ses talents exceptionnels. Il y a une grande amertume quant au refus du monde à reconnaître leur don qui leur semble si particulier.
  • Le narcissique “communautaire” : il se voit comme particulièrement altruiste, compréhensif et empathique. Il claironne haut et fort combien il donne aux œuvres de charité tout en dépensant si peu pour lui-même. Il est persuadé d’être meilleur que le reste du monde, en insistant bien sur son statut de donneur plutôt que receveur. Il a l’idée d’être la personne la plus utile qui soit, le meilleur parent, le meilleur ami, la personne qui pourra régler le problème de la pauvreté dans le monde etc. Son implication communautaire n’a qu’un seul but : nourrir son besoin de se sentir spécial.

Le narcissisme au sein de la relation parent-enfant

Les traits de personnalité narcissique sont particulièrement dommageables au sein de la relation parent-enfant, dans laquelle l’enfant est perçu comme une extension de son parent. Dans ce contexte, les tentatives de différenciation (en affirmant ses propres pensées ou ses sentiment) risquent de déclencher des réactions parentales insupportables pour l’enfant (rejet, rage, tristesse culpabilisante…) : elles demeurent donc souvent enfouies. Voici quelques caractéristiques générales de la relation du parent narcissique avec son enfant, décrites par Dr Poole Heller :

  • Un parent narcissique a des difficultés à comprendre les émotions, à ressentir de l’empathie et a du mal à créer des relations authentiques. Ce sont toujours les besoins du parent narcissique qui dominent les interactions, il y a donc très peu de place accordée aux besoins des autres. Il leur est quasiment impossible de satisfaire les besoins émotionnels de leurs enfants.
  • Un parent narcissique s’approprie les succès de ses enfants. Le parent peut se percevoir dans une dimension sacrificielle, donnant tout pour ses enfants, ce qui va inoculer chez ces derniers une forte notion de dette. Leur réussite est systématiquement ramenée au bénéfice du parent : ses méthodes éducatives, sa persévérance, son patrimoine génétique, ses sacrifices etc.
  • Un parent narcissique est dans le contrôle. Le parent peut-être très intrusif, jusqu’à dicter à son enfant ce qu’il doit penser, ressentir, agir et quelles décisions il devrait prendre. Cela peut donner lieu à beaucoup de confusion quant à la capacité de l’enfant à se connecter à ce qu’il ressent, aime et veut faire de sa vie. Une fois adulte, l’autonomie et les prises de décisions s’avèrent souvent difficiles.
  • Le parent narcissique pratique le chantage émotionnel. Le parent se montre gentil et patient tant que son enfant accepte d’aller dans son sens. A la moindre « désobéissance » ou prise de distance, il peut devenir colérique et se montrer cruel. Ce système « amour-haine », auquel l’enfant est confronté avec violence, génère un style relationnel marqué par l’insécurité et la dépendance qui le contraint insidieusement à se conformer aux attentes du parent.

Qu’advient-il de l’enfant d’un parent narcissique à l’âge adulte ?

Il est extrêmement douloureux pour un enfant de se développer dans des conditions où ses besoins propres, ses émotions et son individualité sont niés. Cela marque durablement son rapport au monde et sa capacité à entrer en relations avec d’autres personnes. Lorsque l’enfant ne reçoit pas d’aide et se trouve « coincé » avec un parent narcissique, il pourra être concerné par plusieurs types de problématiques à l’âge adulte :

  • il développera des traits de narcissisme extrême : à l’âge adulte, il aura le même type de relation avec ses propres enfants et perpétuera un cycle d’emprise.
  • il se situera au niveau inférieur du spectre du narcissisme : il développera des relations marquées par la dépendance. Il choisira plus facilement des partenaires narcissiques avec lesquels seront revécues des thématiques d’emprise. Il percevra ses propres besoin comme un fardeau pour les autres et tentera de les étouffer au maximum.
  • il souffrira de culpabilité chronique : puisque le parent narcissique se mettait en rage/en larmes suite à l’expression d’une émotion ou d’un besoin, l’enfant puis l’adulte s’en veut d’avoir été si égoïste, d’avoir fait du mal à sa maman etc. Cette croyance s’étend aux autres relations interpersonnelles.
  • il sera pris de paniques soudaines visant à la satisfaction immédiate de ses besoins : apparaissant au quotidien comme une personne ayant peu de besoin, il devient extrêmement insistant et pressant en situation de crise, devient constamment demandeur d’aide et de réconfort.

Faut-il rester en contact avec son parent narcissique ?

Prendre de la distance avec son parent narcissique implique de dénouer les liens d’emprise et de dépendance qui peuvent rester actifs très longtemps. C’est une entreprise difficile qu’il est possible de mener à bien.

Il y a deux options :

  • La rupture nette : aucun contact, pas de nouvelles, rien.
  • Un contact mesuré comprenant quelques interactions qui seront guidées par des critères stricts :
    Le strict respect de limites clairement établies. Si le parent narcissique se montre intrusif, fermer tout accès à ce qui relève de la sphère privée, gentiment mais fermement. La communication devrait se limiter à des appels téléphoniques ou des emails brefs dans lesquels des sujets touchant aux émotions ou aux problématiques personnelles sont à éviter absolument.
    Protéger les petits-enfants de l’influence toxique du grand-parent narcissique.
    – Plutôt que de renvoyer au parent narcissique que son avis n’est pas souhaité, simplement lui refléter ce qu’il dit… et ne pas prendre en compte son avis. La confrontation est à éviter absolument, elle ne ferait que dégrader la situation.
    Ne pas porter seul(e) la charge du parent narcissique vieillissant, préférer recourir à un tiers, de préférence neutre et extérieur à la famille.

Il est important de comprendre qu’en tant qu’enfant d’un parent narcissique, on ne peut que s’adapter à ce style relationnel, en toute connaissance de cause et en ayant conscience que le parent ne changera pas. Il est pour cela nécessaire de renoncer à l’espoir d’un geste, d’un mot d’amour authentique ; renoncer à l’espoir d’être considéré comme un être qui a le droit de faire ses choix propres, d’exprimer ses émotions et ses besoins. C’est un chemin long et difficile. Gardez en tête que vos besoins sont importants. N’ayez pas peur de chercher à les identifier, à les exprimer… et tentez de les satisfaire.

*En Anglais, on utilise le terme de “Caregiver”, pour désigner la personne qui prend principalement soin du bébé. Pour simplifier, je parle ici de la mère – car dans la réalité c’est en général la mère qui s’occupe du nourrisson – mais la figure d’attachement principale peut être le père, la nourrice ou la grand-mère lorsque la mère est indisponible (dans les cas de décès, d’hospitalisation, de départ etc.)


Laetitita Bluteau | psy-resilience.com